Jetons, millions et dérives : les coulisses inquiétantes du boom des NFT dans le sport

Promesses de fortune, exclusivité numérique et lien direct avec les fans : les NFT (ou JNF, jetons non fongibles) ont conquis le monde du sport en un éclair. Mais derrière les millions s’accumulent les fraudes, la spéculation et un grand vide réglementaire. Alors, innovation géniale ou bulle à haut risque ?
Une révolution numérique au cœur des stades
Tout semblait parfait : des fans engagés, des clubs en quête de revenus nouveaux, et une technologie taillée pour l’exclusivité. Les jetons non fongibles (JNF), véritables certificats de propriété numérique basés sur la blockchain, se sont imposés dès 2021 comme le nouvel eldorado du sport. La plateforme NBA Top Shot, pionnière dans le domaine, permet d’acheter et revendre des clips vidéo emblématiques comme des objets de collection. Résultat ? Près de 500 millions de dollars générés, plus de 800 000 comptes créés, et une frénésie mondiale pour ces nouvelles reliques numériques.
L’idée est simple : proposer aux fans de « posséder » un moment unique — un dunk de LeBron James, un but décisif, une action mythique — et leur offrir un actif numérique rare, vérifiable et échangeable. Le concept de rareté numérique, jusque-là réservé à l’art digital, a explosé dans les arènes sportives, et les chiffres donnent le tournis. Un dunk de LeBron s’est ainsi vendu pour 208 000 dollars, un autre pour 210 000. Les collectionneurs et investisseurs affluent, dopant un marché en pleine effervescence.
Clubs et ligues voient les dollars, mais pas les dangers
Les JNF ne sont pas les seuls à bouleverser le sport. Les jetons de fans, plus accessibles et fongibles, ont envahi le football européen. Le PSG, l’Atlético de Madrid ou le FC Barcelone proposent à leurs supporters d’acheter une sorte de « part » symbolique du club, avec parfois un droit de vote sur des choix secondaires : design du maillot, musique des matchs, slogans officiels… Une manière d’engager les fans tout en créant de nouveaux revenus récurrents.
Ces jetons suivent la loi du marché : leur prix varie selon la performance de l’équipe, la popularité ou les annonces officielles. Certains supporters y voient un jeu, d’autres un véritable investissement. Dans tous les cas, les clubs y trouvent une source de cash bienvenue, à l’heure où les droits TV stagnent et où la fidélité des fans passe de plus en plus par le numérique.
Mais à qui profite vraiment cette révolution ?
Derrière les paillettes, la réalité est plus contrastée. Une étude a montré que 9 % des détenteurs de JNF concentrent 80 % de la valeur échangée sur la blockchain Ethereum. Autrement dit, une petite élite tire profit du système, pendant que la majorité des utilisateurs accumulent des actifs au rendement incertain. Cette concentration reproduit les inégalités du marché de l’art, mais dans un écosystème censé être plus démocratique.
Et les dérives sont nombreuses. Le « rug-pull », pratique qui consiste à abandonner un projet après avoir attiré les investisseurs, a fait des ravages. L’affaire de la collection Eternal Beings, promue par le rappeur Lil Uzi Vert, en est un exemple frappant : après avoir incité ses abonnés à acheter, l’artiste a supprimé toute mention du projet, entraînant une chute brutale de la valeur des jetons.
Fraudes, manipulations : le Far West numérique
Le wash trading, ou manipulation artificielle des prix via de fausses transactions entre comptes liés, est également très répandu. En 2021, un rapport de Chainalysis a révélé que 110 traders ont empoché près de 9 millions de dollars en manipulant le marché des JNF. Ces pratiques sont souvent illégales mais difficiles à prouver, faute de cadre réglementaire clair.
À ce jour, peu de pays ont mis en place des lois spécifiques pour encadrer ces actifs. La France a amorcé un début de régulation avec la loi SREN en octobre 2023, autorisant l’expérimentation des jeux intégrant des objets numériques monétisables, dont les JNF. Objectif : tester, observer, réguler… avant une éventuelle généralisation.
Vers une régulation plus stricte et une meilleure transparence
Les grandes puissances économiques commencent à réagir. Aux États-Unis, la SEC (Commission des Échanges et des Sécurités) a sanctionné les premières plateformes ayant levé des fonds via des NFT non enregistrés. L’Union européenne, de son côté, a adopté en mai 2023 le règlement MiCA sur les cryptoactifs. Même si les JNF ne sont pas directement visés, une faille a été comblée : si une collection est émise à grande échelle, elle peut être considérée comme fongible, et donc soumise à régulation.
C’est une avancée majeure, car elle ferme la porte aux contournements et pose les premières bases d’un marché plus équitable et sécurisé. Il reste cependant un long chemin à parcourir pour protéger les utilisateurs, garantir la transparence des projets et sanctionner les abus.
L’avenir des JNF dans le sport : promesse ou piège ?
Les JNF représentent une innovation technologique fascinante. Ils changent la manière dont on collectionne, soutient, investit et interagit avec le sport. Pour les clubs, ils offrent des perspectives économiques inédites. Pour les fans, une forme de participation nouvelle, plus personnalisée et émotionnelle.
Mais pour que cette promesse ne tourne pas au désastre, il faudra plus qu’un engouement passager. Régulation, éthique, transparence, éducation : ces piliers seront essentiels pour éviter que ce marché ne devienne un terrain de chasse pour escrocs et spéculateurs.
Avec des garde-fous solides, les JNF pourraient devenir un levier puissant de transformation positive du sport professionnel. Sans eux, ils risquent de n’être qu’un feu de paille numérique, laissant derrière eux des milliers de fans floués.